Anna Karénine / Léon Tolstoï. Traduit du russe par . Flammarion, 2010. 571 + 476 pages. 4*
" Quand Tolstoï a esquissé la première variante d'Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n'était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l'écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j'aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l'écoute de cette sagesse suprapersonnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs œuvres devraient changer de métier. "
Encore un grand classique que je n'avais jamais ouvert mais qui m'a bien moins déçu que le "Lolita" de Nabokov.
Même si j'en connaissais la trame et la chute tragique, j'ignorais que sa taille était due en grande partie aux intrigues annexes. C'est volontairement que j'utilise le terme annexe et non secondaire car les amours de Levine et Kitty m'ont bien plus intéressés que ceux d'Anna et de Vronski, non seulement parce que l'on sait leur couple voué à l'échec mais simplement par le caractère de ces deux personnages qui, à l'image de bon nombre de couples que j'ai connu, en refaisant leur vie - enfin c'est le cas d'Anna - n'en reste pas moins insatisfaite ; une déception que connaît également Vronski qui n'attend qu'un signe d'elle pour la rendre à son mari. Tout deux restent dans un état permanent d'amertume, de passion assouvie mais somme toute amère, par rapport à leurs vies passées. Tolstoï sait admirablement rendre ces sentiments, la souffrance de chacun jusqu'à une lassitude de ces personnages de la part de la lectrice que je suis. Je ne dis pas qu'il a trouvé La solution pour mettre un terme aux souffrances de ces personnages, mais aucune n'aurait pu être adéquate pour conclure ce roman.
Ainsi que je le disais, le personnage de Levine m'a davantage intéressé car, même si avec Vronski nous suivons "la vie" d'un militaire, la vie à la campagne en laquelle Tolstoï semble avoir donné énormément de lui-même, donne un rendu si véridique que j'attendais avec impatience, le retour aux expériences et à la vie de Levine. Confronté aux changements de mentalité des anciens serfs, aux méthodes modernes qui effraient les paysans, aux expériences participatives pronées par d'autres. Et, parallèlement on le suit en ville, se renseignant sur ce qui se déroule dans les autres pays européens. Oui cela semble moins tenir du roman que du livre d'histoire, mais l'ensemble de ces détails, de cette vision des changements donnent une tout autre tournure à l'ouvrage, nous le rend plus vivant.
Bien entendu, les trois visions du couple que donnent Tolstoï (plus celles qui gravitent autour des personnages croisés) sont un rendu de la société. La mort d'Anna n'est pas à mes yeux la punition divine des amours coupables d'Anna et Vronski mais seulement l'échec dans la construction de leur couple.Ce n'est certainement pas la vision voulue par l'auteur qui oppose les couples Anna-Vronski et Levine-Kitty comme il oppose la vie ville / campagne et la vie militaire-administrative (noblesse russe) / à celle de celui qui vit de son travail physique au contact de la terre et des autres. Ces aspects positifs n'empêchent en rien Levine de s'interroger sur son existence et d'avoir des pensées aussi fatales que celles d'Anna.
Pour avoir lu, une brève biographie de Tolstoï, j'ai réellement l'impression qu'il a beaucoup transposé de lui-même dans ces personnages, bien entendu dans celui de Levine mais pas seulement.
Un roman fait de paradoxe et d'opposition mais une oeuvre magnifique.