Le Moulin sur la Floss / George Eliot. Texte traduit par Alain Jumeau. Gallimard, 2003. (Folio Classique). 697 pages. 4*
Ce sommet de l'histoire du roman anglais (qui en compte d'ailleurs beaucoup) date de 1860. Le thème principal en est l'amour tragique entre un frère et une sœur, qui se brouillent de longues années pour se réconcilier dans la mort. Entre-temps, la jeune fille a été amoureuse d'un infirme, puis du fiancé de sa cousine : mal lui en prendra. Le meilleur du livre est dans la peinture poétique de l'existence quotidienne la plus humble, dans " le sentiment de la question mystérieuse de la vie humaine et de la vie de la nature, des mystères sublimes auxquels nous participons en le sachant aussi peu que la fleur qui pousse " (Marcel Proust). On aimera ainsi " la nouveauté des images venant d'une vue tendre et neuve des choses ".
Alors que l'ouvrage se trouvait déjà dans ma pile, j'ai été amusée de lire les références à George Eliot dans "Le Maître" de Colm Toibin. La soeur d'Henry James est une fervente lectrice de l'auteur et lorsque l'écrivain se rendra au Royaume Uni, sa soeur envie sa rencontre avec son auteur. Plusieurs fois il est fait référence à G. Eliot dans la rédaction de l'ouvrage de Colm Toibin. Au vu de la description des inspirations, de la vie de la soeur d' Henry James et des éléments biographiques de George Eliot, on peut comprendre que les jeunes filles ayant un tantinet de cervelle et souhaitant "s'émanciper" pour l'époque se soient retrouvées dans les écrits de cet auteur.
Sans être une féministe, du fait de son éducation, G. Eliot a eu accès à une éducation, à des discussions et réflexions. Eléments qu'elle reprend au compte de Maggie. Même si Maggie n'est pas un double d'elle-même, il est certain que son personnage est largement inspiré de sa propre éducation, de son histoire (ainsi que le rappelle la préface que je vous déconseille de lire avant l'ouvrage, car la chute de l'histoire et bon nombre de clés sont donnés).
"Le Moulin sur la Floss" est un roman intéressant au niveau historique, du fait de la période à laquelle il se déroule : les changements commencent à être perceptibles, des hommes progressent et se hissent dans l'aisance financière en quelques années alors que jusqu'alors tout se construisait génération après génération. Si certains parviennent ainsi à s'élever, d'autres voient leur vie perturber par ces changements : ce qui va arriver au père de Tom et Maggie Tulliver dont le caractère et le manque d'à propos dans les changements va entraîner une chute dans la situation familiale.
Car c'est l'histoire d'une famille que nous allons suivre sur plusieurs années, la vie campagnarde et sociale d'un frère et d'une soeur dont les tempéraments et l'intelligence diffèrent en bien des points, mais dont l'attachement reste intact en dépit des événements heureux ou malheureux auxquels ils sont confrontés tout au long de ce roman.
C'est au travers de Maggie et Tom que nous allons suivre l'évolution de la société, les réactions de la famille proche comme des voisins.
Tous deux ont des caractères forts et faibles, mais Maggie dont l'extrême sensibilité prime de par son éducation, manifeste également une intelligence qui ne plait guère à son frère ou à sa mère, qui attendent d'elle ce que l'on souhaite à toute jeune fille en cette période : qu'elle se marie de la meilleure manière, de ne pas trop parler, ni trop réfléchir. En un mot, d'être obéissante. Même si la fierté de son père est évidente, il n'hésite pas à dire qu'il est dommage que son fils n'est pas hérité de davantage de raisonnement. En dépit, de ses travers Tom analyse davantage les situations et se montre plus apte à s'adapter. Maggie semble souffrir du poids de la société (mais sans doute cette analyse est-elle plus simple à voir vu du XXIème siècle).
Grâce à ce roman, George Eliot propose de très belles envolées, des descriptions de la campagne, de la Floss ou des états d'âmes de ses personnages. L'ensemble est parfois vibrant, et peut paraître également un peu longuet aux yeux de nos contemporains. Le tout est intéressant en dépit de ces sentiments de longueurs et de l'incompréhension que le lecteur peut éprouver de l'agacement devant les erreurs de Maggie, devant la dureté de Tom, frère affectueux sans doute, mais qui ne sait comment exprimer ses sentiments et comment freiner sa soeur dans sa volonté d'aller au-delà de ce qu'on attend d'une femme, de voir avancer la société qui, comme nous le constaterons en fin de volume, verra toujours la femme comme étant La Responsable. En se voulant indépendante, par la pensée et l'existence, volontairement et involontairement, Maggie se retrouve jugée.
Mais la Floss poursuit son chemin inexorablement, change parfois son cours à l'image de l'existence, mais vaille que vaille, avance.